Milorad Pavic

Le dictionnaire Khazar

roman~lexique en 100 000 mots





Le dictionnaire Khazar est un ouvrage consacré au peuple khazar, venu d'Orient au VIIIe siècle. Il en présente l'histoire à travers nombre de légendes et de biographies bien souvent empreintes de fantaisie.

C'est une reconstitution de la première édition de Ioannes Daubmannus datant de 1691 et détruite en 1692 sur ordre de l'Incquisition, complétée jusqu'à nos jours. Le titre original de l'oeuvre était " Lexicon Cosri - Continens Colloquium seu disputationem de Religione ".

Le récit est centré autour d'un événement essentiel dans l'histoire de la civilisation khazare : la "polémique khazare", ayant eu lieu au VIIIe ou IXe siècle de notre ère, et consistant en la conversion de ce peuple de sa religion originelle (inconnue) à l'une des trois religions pratiquées en ce temps-là comme aujourd'hui : le judaïsme, l'islam et le christianisme. En effet, à la suite d'un rêve étrange, le kaghan - le chef khazar - avait fait venir à sa cour trois représentants pour en interpréter le sens. Celui des trois délégués qui aboutirait à la conclusion la plus plausible permettrait ainsi à sa croyance d'être adoptée par le khagan et tout le peuple khazar.




L'ouvrage se compose de six parties :

  • Quatre remarques liminaires constituant un prologue au dictionnaire.

  • Le dictionnaire des dictionnaires sur la question khazare, au nombre de trois : le Livre Rouge - sources chrétiennes sur la question khazare - , le Livre Vert (sources islamiques), et le Livre Jaune (sources hébraïques).

  • Un premier appendice, consacré au père Théoctiste Nikoljski, rédacteur de la première édition du dictionnaire khazar.

  • Un second appendice, contenant un extrait du procès-verbal d'audition des témoins relatif au meurtre du Dr Abou Kabir Mouaviya, chercheur ayant étudié la question khazare au XXe siècle.

  • Une remarque finale sur les avantages de ce dictionnaire (tel est son intitulé), au sens somme toute assez ténébreux.

  • Une liste des articles, en réalité inexistante - problème d'édition ou feinte de l'auteur ?



Nous sentons chez Pavic une volonté de préparer le lecteur à la consultation du dictionnaire khazar, et ce par l'intermédiaire du prologue (quatre remarques liminaires) :

  1. L'auteur y retrace tout d'abord succinctement l'histoire de ce peuple et par là-même expose les circonstances de la création d'un dictionnaire spécifique.

  2. Ensuite, il présente les choix de traitement des informations au sein du dictionnaire : elles sont groupées sous forme d'articles répertoriés dans les trois Livres dans l'ordre alphabétique de la langue de traduction, et toutes repérées dans le temps par rapport à un même calendrier, tout cela par souci de clarté vis-à-vis du lecteur. C'est une infidélité à l'édition de Daubmannus respectant les trois langues et les trois calendriers des civilisations grecque, hébraïque et arabe, relatifs respectivement aux Livres Rouge, Jaune et Vert.

    Cela met en avant une caractéristique singulière de l'ouvrage : suivant la langue de traduction et donc l'alphabet employé, la disposition des articles n'est pas la même d'une édition à l'autre, faisant véritablement du Dictionnaire Khazar une oeuvre à géométrie variable.

  3. Puis l'auteur s'attache à expliciter le mode d'emploi du dictionnaire :

    il existe à proprement parler une charte de navigation destinée à nous guider dans la lecture de l'ouvrage pour la rendre la plus enrichissante possible. Des liens sont établis entre les trois dictionnaires avec une signalétique bien précise, suivant que les noms qui apparaissent dans l'un sont traités dans l'un des deux autres, ou les deux, ou non. Ces liens sont signifiés par les icônes suivants : une croix chrétienne renvoit au Livre Rouge ; un croissant au Livre Vert ; une étoile de David au Livre Jaune. Enfin, un delta renversé indique qu'une notion est partout abordée, et un "A" qu'elle l'est dans l'Appendice I.

    Ainsi, nous pouvons naviguer le cas échéant d'un Livre à l'autre pour mettre en parallèle et confronter les informations données sur un mot, un individu ou une notion. Le terme "navigation hypertextuelle" semble ici appropprié.

    En réalité Pavic suggère au lecteur différents modes de navigation à travers le dictionnaire :

    • La simple consultation, puisque comme son nom l'indique l'ouvrage est avant tout un dictionnaire, et consistant donc en la recherche d'un mot ou nom précis.

    • La lecture conventionnelle, telle celle d'un roman (c'est-à-dire linéaire), donnant une vision globale de la question khazare et des personnages, objets et événements qui s'y rapportent.

    • La lecture par bloc, à savoir des trois dictionnaires dans l'ordre choisi par le lecteur (par exemple Livres Vert, Rouge, Jaune).

    • La lecture en diagonale à travers les trois Livres, dont la plus efficace s'avère être celle exploitant l'hypertextualité évoquée plus haut.

  4. Enfin, l'auteur nous livre les fragments - traduits du latin - conservés de la préface de l'édition originale de Daubmannus (1691).

Une fois la lecture du prologue effectuée, nous sommes parés pour la consultation du dictionnaire...




A la lecture du dictionnaire khazar, il est opportun de se demander quel est la part de vérité historique dans ses propos et son contenu, et même de s'interroger quant à sa légitimité : la civilisation khazare a-t-elle jamais existé ?

Si oui, existe-t-il réellement une première édition d'un dictionnaire khazar due au dénommé Daubmannus ? Que vient apporter cette deuxième édition ? Pavic s'y contente-t-il d'y réorganiser les éléments historiques en sa possession, tout en restant le plus fidèle possible à l'édition originale, ou bien au contraire, prend-il ses distances par rapport à elle en laissant libre cours à son imagination ?

Ou bien Pavic a-t-il tout inventé, se livrant ainsi à un exercice de style, que nous pourrions nommer "dictionnaire virtuel" ?

Quoiqu'il en soit, l'auteur ne joue à aucun moment la carte de l'ambiguïté : il nous livre le dictionnaire tel quel, son authenticité nous paraissant alors acquise. C'est sans doute pour conforter ce caractère authentique du dictionnaire que cette deuxième édition dispose les articles en colonnes (2 colonnes par page) et présente quelques illustrations, à la manière d'une encyclopédie, et enfin par respect du travail effectué par Daubmannus qu'elle nous en propose les rares fragments conservés.



Le lecteur est donc libre de tenir pour vrais ou faux les faits relatés dans le dictionnaire, ou tout du moins l'existence du peuple khazar, de même qu'il est libre de consulter l'ouvrage comme il l'entend, suivant ou non les suggestions de Pavic. Toujours est-il que le meilleur moyen d'être certain de lire l'ensemble des articles consiste à parcourir le dictionnaire linéairement. Cependant avec un minimum de rigueur, le lecteur peut y parvenir par le biais d'une navigation plus constructive, notamment celle recommandée par Pavic : la lecture en diagonale guidée par les icônes (voir plus haut), celle-ci ayant le mérite d'apporter une vision globale d'un sujet en particulier, et donc d'être plus structurante car moins complexe que trois visions successives d'une histoire complète. Nous touchons ici du doigt le problème du bloc minimal d'information, celui que le lecteur retient sans peine, pourrions-nous dire : en effet est-il plus efficace pour le lecteur de consulter une multitude de "courts triptyques" que de lire trois blocs beaucoup plus conséquents ?



Il serait intéressant de traiter le dictionnaire Khazar avec un angle d'approche multimédia - ce type d'ouvrage s'y prête idéalement : l'ensemble des remarques liminaires pourrait être considéré en tant qu'aide au lecteur, tandis que les articles seraient accessibles depuis un index alphabétique grâce à un système de liens hypertextes et d'icônes appelant le mot désiré dans le Livre ad hoc, et aussi regroupés au sein des trois Livres tels qu'ils le sont dans la version papier.
Dans la mesure où nous sommes en présence d'un ouvrage inachevé, puisqu'il ne fait que recenser les articles relatifs à la question khazare connus jusqu'à présent ou composés à partir des informations disponibles à ce jour, il est tout à fait possible d'envisager une version multimédia évolutive : tout un chacun pourrait participer aux mises à jour du dictionnaire khazar, sous réserve d'avoir des éléments d'information nouveaux.
En supposant le dictionnaire virtuel, chacun d'entre nous pourrait venir l'enrichir en imaginant des séquences narratives susceptibles - de par leur cohérence et respect de l'histoire originelle - de compléter les articles dejà existants, voire d'en créer de nouveaux, donnant ainsi naissance à de nouveaux personnages ou légendes ayant trait à l'histoire khazare.
Voilà qui constituerait un exemple abouti d'écriture interactive.