La place du lecteur est primordiale dans Si par une nuit d’hiver un voyageur. Italo Calvino voulait écrire un roman pour le Lecteur. Lequel ?… tous, car c’est vous qui lisez ce roman qui êtes le personnage principal de cette aventure.
Aussi, plusieurs types de lecteurs sont représentés à travers les personnages récurrents du roman. Je reprends si dessous chacun de ces profils.
Vous êtes donc le personnage principal de ce roman. Pour vous plonger dans ce rôle, le premier chapitre vous est entièrement dédié : « tu vas commencer le nouveau roman d’Italo Calvino » écrit-il pour débuter son roman. Puis il continue en s’adressant directement à vous, ou plutôt à toi puisqu’il te tutoie.
Pour vous assimiler à l’histoire, ITALO CALVINO se met alors à votre place. Il s’adresse à vous comme s’il était en face de vous. Il vous donne des conseilles pour jouir pleinement de votre lecture. Il vous conseille des positions confortables, vous invite à mettre à portée de main tout ce qui pourrait vous être nécessaire.
Puis il retrace le parcours que vous avez effectué pour en arriver là. Il décrit d’abord votre déplacement à la librairie pour acheter ce roman, que vouas avez découvert dans le journal. Ensuite il énumère tous les livres auxquels vous auriez pu succomber, tels que « les-livres-que-tu-as-l’intention-de-lire-mais-il-faudrait-d’abord-en-lire-d’autres » ou « des livres-que-tu-as-cherché-pendant-des-années-sans-les-trouver ». Puis vient le moment de la tentation de découvrir ce que vous avez acheté, mais il faut attendre : ce n’est pas facile, ou pas sérieux, de lire debout dans le bus ou au travail. Et à chaque étape, il explique sa façon de voir les choses.
Il revient ensuite au présent, au moment où vous commencez le livre.
Tout au long de ce chapitre, Italo Calvino analyse le lecteur. D’abord Ce qu’il attend de ce livre : « Tu es un homme qui par principe n’attend plus rien. […] Et avec les livres ? Justement : […] tu crois pouvoir te permettre le plaisir juvénile de l’expectative au moins dans un secteur bien circonscrit comme celui des livres. A tes risques et périls…». Plus loin, il décrit votre comportement à la librairie, dans le bus, au travail, votre travail. Il vous met ainsi dans une situation d’attente ; et en même temps, dans le rôle qu’il veut vous faire jouer : le lecteur qui aime lire, qui veut en savoir plus, celui qui fait des recherches sur ce qu’il lit, le « naïf » comme disait Calvino.
Calvino vous donne également son avis sur ce livre, et son auteur, donc lui-même : « c’est un auteur qui change beaucoup d’un livre à l’autre. Et c’est justement à cela qu’on le reconnaît. Mais il semble que celui-ci n’ait vraiment rien à voir avec tous les autres. » Il vous prépare à sa lecture, oriente la vision du lecteur, donc la votre : « le livre se laisse lire indépendamment de ce que tu attendais de l’auteur. C’est le livre en soi qui attise ta curiosité, et, à tout prendre, tu préfères qu’il en soit ainsi ».
Il vous mène ainsi entre fItalo Calvinotion et réalité, vous mêle à l’histoire et prépare ainsi un terrain d’interactivité. Un peu comme quand vous vous apprêtez à commencer une partie de jeu d’aventure.
Elle est celle avec qui vous partagez la vedette dès la fin du second chapitre.
Italo Calvino parle de son héroïne en disant qu’elle « incarne toujours le désir d’une lecture, elle est toujours insatisfaite de ce qu’elle voudrait lire ».
Dans le roman Ludmilla parle de sa façon de lire. Elle voudrait un roman qui « tiendrait toute sa force motrItalo Calvinoe de la seule volonté de raconter, d’accumuler histoire sur histoire, sans prétendre imposer sa vision du monde ». On ressent là la présence de l’auteur qui indirectement parle du livre que vous avez dans les mains. Plus loin, elle dit « les romans qui m’attirent le plus sont ceux qui créent une illusion de transparence autour d’un nœud de rapports humains qui en lui-même est ce qu’on peut rencontrer de plus obscur, cruel et pervers ». Ailleurs Silas Flannery, un écrivain, dit qu’ « elle pourrait bien être sa lectrItalo Calvinoe idéale ». Elle aime « les auteurs qui font des livres comme un pommier fait des pommes ».
Ces descriptions vous poussent à la réflexion, car Ludmilla est embarquée dans la même aventure que vous. Elle est la main-courante qui vous lie au livre et prend même votre place à un moment quand Italo Calvino lui attribue le TU. Elle représente la gente féminine : vous la voyez dans chacun des personnages féminins que vous rencontrez à travers les histoires que vous débutez dans ce livre, ou plutôt l’auteur fait se rapprochement au titre du lecteur… vous.
Sœur de Ludmilla, elle incarne « la mauvaise lectrItalo Calvinoe ». Silas Flannery nous dit d’elle qu’ « elle ne lit les livres que pour y trouver ce dont elle est convaincue avant de les lire ». Elle trouve que la façon de lire de sa sœur est « passive, pure évasion et régression ». Elle pratique « la lecture électronique », via un ordinateur qui lui transmet un rapport des mots utilisé dans le livre, et elle reconstitue les grandes lignes. A ses yeux, la lecture d’un texte n’est que l’enregistrement de certaines récurrences thématiques, certaines insistances dans les formes et les signifItalo Calvinoations ».
Ami de Ludmilla , Irnerio est le non-lecteur. Il s’est « si bien habitué à ne pas lire qu’il ne lit même pas ce qui lui tombe sous les yeux par hasard ». Il utilise les livres en tant qu’objet en les insérant dans ses sculptures.
Spécialiste de littérature « Cimmérienne », le professeur d’université pratique une lecture qu’Italo Calvino qualifie de « raffinée ». Il estime que « Tous les livres continuent bien au-delà… […] Les livres sont les marches d’un seuil… » . Selon lui, ce qui est écrit nous fait entrer en contact « avec quelque chose d’autre ».
Rédacteur en chef d’une maison d’édition, le Dottore Cavedagna est un littéraire entièrement dévoué à sa passion : les livres.
Lecteur désabusé, il est complètement absorbé par son travail et regrette d’être passé « de l’autre côté de la barrière », car , de par sa profession, il ne retrouve plus le plaisir qu’il avait de lire quand il était enfant, un plaisir gratuit et sans arrière pensée.
Traducteur faussaire embauché par la maison d’édition du Dottore Cavdagna et ex petit ami de Ludmilla, Hermès Marana est la personne qui a fondé le Complot des Apocryphes par jalousie de la passion que celle-ci accordait à la lecture.
C’est un personnage que jamais vous ne rencontrez dans le roman, mais que vous découvrez à mesure que votre enquête progresse.
Il s’est donné pour mission de fausser tous les romans et plus partItalo Calvinoulièrement ceux de Silas Flannery, que Ludmilla considère comme « le modèle des écrivains ».
Pour lui, « la littérature ne vaut que par son pouvoir de mystifItalo Calvinoation. […] Un faux, en tant que mystifItalo Calvinoation d’une mystifItalo Calvinoation, est en somme une vérité à la puissance deux ».
Ecrivain à grand succès en panne d’inspiration, il voudrait écrire le livre parfait, « celui que lit la dame au fond de la vallée », a laquelle il assimilera Ludmilla plus tard. Il aimerait en fait écrire le roman que vous avez entre les mains, « un incipit qui garderait pendant toute sa durée les potentialités du début, une attente encore sans objet ».
Contacté par Hermès Marana, il refusera son offre qui consistait à faire finir ses romans par un ordinateur capable de respecter son style.
« Ecrivain modèle » pour Ludmilla, Lotaria décortiquera ses œuvres afin de les analyser pour sa thèse et aussi pour montrer à sa sœur « comment on lit un auteur, même Silas Flannery ».
En plus de ces personnages qui vous suivent ou qui marquent des étapes du roman, Italo Calvino fait entrer à la fin du livre sept personnages que vous rencontrez à la bibliothèque munItalo Calvinoipale et chacun d’entre eux décrit tour à tour sa vision de la lecture.
La Femme dans le roman La femme joue un rôle primordial dans le roman d'IC. La première que nous rencontrons dans ce roman est Ludmilla, l'héroïne du livre. Elle est le lien entre vous, Lecteur, et le roman, puisque vous vivez l'histoire principale côte à côte. Cette personne est indispensable au roman, car elle permet à l'auteur de lui attribuer le rôle qu'il veut lui faire jouer, alors qu'il lui était impossible d'en faire autant avec le " héros ", puisqu'il s'agit de vous. C'est en jouant sur la relation entre les deux personnages principaux qu'IC parvient à vous faire plonger dans le roman, à vous faire prendre la place du " héros ". Lotaria, la sœur de Ludmilla, deuxième personnage féminin à entrer en scène, constitue quant à elle l'anti-héroïne. Ces deux femmes symbolisent la gent féminine dans son ensemble, dans la mesure où chacun des autres personnages féminins que l'on rencontre à travers les débuts de romans peut être ramené à l'une ou à l'autre des deux sœurs. IC peut ainsi dresser un portrait de la femme sous tous les angles : la mystérieuse, la parfaite, la maman, la dominatrice, l'innocente, l'amante, la dévouée, etc. IC met ainsi en application un principe qu'il énonce au cours du roman, une " recette " pour écrire un roman qui consiste notamment en une histoire d'amour. Et il s'applique là encore à faire jouer l'interactivité : chacun des débuts de romans contenus dans ce livre relate une aventure entre un homme et une femme, à chaque fois différente. L'auteur décrit ainsi tour à tour un amour non déclaré, les façons qu'ont les amoureux de s'éviter, les amours impossibles entre un garçon et sa demi-sœur, la débauche érotique d'une mère devant les yeux de sa fille et de son mari… Mais la seule aventure qui prenne un sens et que l'on voit réellement progresser est celle qui lit le lecteur à Ludmilla. Les autres semblent relever du phantasme, de l'amour interdit ou de l'amour impossible, comme issues du canapé d'un psychanalyste.